La Lettre #06 – HENRI ZUBER ET SON TEMPS

L’exposition consacrée à la présence française à Shanghai qui se tiendra au Musée Albert Kahn en février 2002 présentera plusieurs œuvres d’Henri Zuber réalisées en Chine durant la campagne dite du « Primauguet »
Cet événement nous donne l’occasion de revenir sur une des périodes les plus marquantes de la vie d’Henri ZUBER.
Il n’est, en effet, pas inutile de rappeler que celui-ci, après avoir intégré l’Ecole Navale en 1861, a effectué plusieurs campagnes qui l’ont amené, notamment, à participer à une partie de l’expédition du Mexique, avec l’Empereur Maximilien sur la frégate « Thémis » et, durant presque trois années, à différentes opérations militaires en Mer de Chine à bord du « Primauguet ».
Au retour de cette dernière campagne, qui lui a permis d’effectuer un véritable tour du monde, Henri Zuber démissionnera de la Marine en 1868, pour se consacrer intégralement à la peinture.
Durant cette brève carrière d’officier de marine, Henri Zuber affirmera son talent de peintre et, ce qui est moins connu, montrera une très grande force de caractère, ainsi qu’en témoignent les lettres qu’il écrivit à sa mère et dont nous reproduisons de nombreux extraits en légende à ses peintures.

nankin1Quelle grandeur ! L ‘enceinte de muraille, haute de près de 20 mètres, mesure 35 km de tour. Les ruines de Nankin sont faites pour émouvoir profondément en les contemplant du haut de ma colline. J’al compris, mieux que je ne l’avais jamais fait, combien nos oeuvres sont périssables et vaines; en voyant les lichens et les liserons envahir les murailles noircies par le feu, ou le blé couvrir d’un tapis verdoyant l’enceinte des pagodes écroulées, j’ai songé à cette triste loi de transformation dont nous aussi serons un jour les victimes

Lettre d’Henri Zuber à sa mère.

Nankin, ancienne capitale de la Chine Impériale, avait été ravagé par un tremblement de terre en 1796, par le bombardement des Anglais en 1842, par l’occupation des insurgés Taï-Pings en 1853 et enfin par les impériaux en 1860. Il n’en restait que des ruines.

Le Yeun-Min-Yuen était situé au nord-ouest de Pékin. Au milieu de splendides jardins se trouvaient de nombreux palais dont la disposition et la richesse éblouirent l’armée franco-anglaise qui y pénétra en 1860 sous les ordres du Général Cousin-Montauban (qui sera fait comte de Palikao pour cette brillante équipée !) et de Lord Elgin. Ces merveilles furent pillées et l’on mit le feu aux palais avant de quitter les lieux c’est ce qui est resté dans l’histoire sous le nom de « sac du Palais d’été ».
Lorsqu’ Henri Zuber y arrive en mai 1867, il ne peut qu’exprimer son indignation

palais1Au milieu de la dévastation universelle, quelques édifices rigoureusement gardés restent debout pour mieux attester de l’ancienne splendeur du séjour préféré de l’infortuné Empereur SinFung. Deux sentiments se sont partagé mon âme, pendent la visite: l’admiration pour les vestiges d ‘une enceinte peut-être uni que au monde et I ‘indignation contre l’odieux vandalisme qui n ‘a pas craint de sacrifier les plus belles productions du travail humain à une vengeance indigne ou aux soi-disant nécessités de la politique.

monolithe1A côté de la grande terrasse, trois gracieux pavillons dont les toits verts sont supportés par des charpentes laquées, entourent un énorme monolithe chargé de caractères dont l’érection à cette hauteur a du coûter des efforts surhumains.

pont1Un des plus beaux points de vue de Pékin est ainsi nommé parce qu ‘il est tout en marbre blanc et relie les deux rives de la « Mer du Milieu « . Les bords de cette mer dépourvue d ‘eau depuis des années, sont occupés par des parcs impériaux parmi lesquels on remarque une vaste pagode où les princes impériaux passent leurs examens.

Nous poursuivons notre promenade en Chine, avec les lettres et les carnets de dessins d’Henri Zuber …

montagne1tourLa montagne de charbon, ainsi nommée parce que, dit-on, un des empereurs chinois menacé par les Tartares d’un siège prochain avait amassé une immense provision de houille à cet endroit, s’offrit bientôt à nos regards. Il paraît que la houille n’a jamais été consommée et que l’empereur a jugé préférable de recouvrir le tas d’une couche de terre et d y planter des arbres toujours est-il que la montagne à charbon est actuellement un parc admirable semé de kiosques comme les Chinois seuls savent en faire.

temple1Dans la plus grande et la plus belle rue de la ville chinoise, se noyaient, sur notre droite, les beaux toits azurés du Temple du ciel où l’empereur vient demander la pluie

En route vers Tien Tsin…

Les voitures, si toutefois les machines roulantes en usage dans tout le Nord de la Chine méritent ce titre pompeux, se composent d’une cage ayant la forme d’un cube surmonté d’un demi-cylindre recouvert d’une toile bleue et supportée par deux roues à peu près rondes. Le tout est mis en mouvement par un cocher qui crie Hue ! … pour arrêter son équipage.

cour1Il faut se figurer un individu replié dans la cage, impitoyablement entraîné sur la route, cahoté à mort, se frappant alternativement la tête, les coudes, les genoux aux parois de la cage qui n’a même pas l’esprit d’être élastique, et l’on ne connaîtra encore que la moitié des tourments infligés au malheureux voyageur.

LES RUES DE PEKIN :

les illustrations sont des aquarelles d’Henri Zuber, les textes en italique sont extraits des lettres écrites à sa mère tout au long de sa campagne.

pekin1Des rideaux, des banderoles flottent en haut des mats ou sous les portes de ces magasins remplis des plus beaux produits de l’industrie. Le sol de la rue semble avoir été agité par une convulsion de la nature tant il est inégal. Cela ne l’empêche pas de disparaître sous les étalages, en plein vent, les troupes de badauds, les files de voitures, les cortèges de mandarins… Comment se fait-il que dans ce méli-mélo assaisonné d’une poussière perpétuelle, il n’arrive jamais un accident, que les voitures inclinées à 45° ne versent pas, que les marchands ambulants qui s’installent au milieu de la chaussée, n’éprouvent aucun dommage, que les mendiants innombrables et souvent estropiés, postés sur le passage des voitures et des bêtes de somme, ne soient jamais écrasés ? Dieu seul le sait !

Comment décrire cette grande rue chinoise? Comment donner une idée de cet incroyable fouillis de couleurs et de formes, de ce pêle-mêle inouï où tout grouille de façon à donner le vertige ? Les devantures de magasins qui bordent cette rue large comme un boulevard, forment le cadre du tableau et contrastent par leur immobilité avec le mouvement du reste. Ces devantures formées pour la plupart de trois ou quatre mats verticaux réunis a une certaine hauteur par des boiseries sculptées et par une balustrade très découpée, sont souvent dorées du haut en bas et plus souvent encore, peintes avec des couleurs très vives. En avant des magasins, d’énormes planches servent d’enseignes et sont donc couvertes de caractères de toutes les couleurs.

mandarin1Les mandarins étaient des fonctionnaires publics, civils ou militaires, nommes généralement par voie de concours. Les différents grades
correspondaient a des charges qui s’obtenaient au mérite ou par faveur. Tout mandarin portait une boucle de ceinture et une broderie de tunique qui variait selon le rang. Celle des mandarins militaires représentait un animal terrestre. Au sommet du chapeau officiel était placé un gros bouton sphérique qui, selon le rang, était en rubis, corail, saphir, cristal, nacre, or ou argent.

marchand-cercueilEn Chine, les funérailles doivent se faire avec pompe ; L’enterrement est de toutes les cérémonies la plus importante. Le corbillard, immense palanquin doré et laqué, est précédé d’une centaine de pauvres diables affublés d’un uniforme crasseux et coiffés d’un chapeau à aigrette rouge, marchant en portant des écriteaux de laque rouge, des pancartes, des hallebardes etc. Viennent ensuite les pleureuses, les bonzes et que sais-je encore. Ce n’est qu’en Chine que l’on peut voir ces magnifiques magasins de cercueil où l’on trouve de véritables objets d’art

Lorsqu’Henri Zuber est en Chine, il n’a pas encore embrassé la carrière de peintre, il n’a pas encore été à l’école de Gleyre, il a 23 ans, peint pour son plaisir et raconte en même temps son expérience. Sa peinture, assez différente de celle qui fera son succès quelques années plus tard, est extraordinairement précise, descriptive, vivante, pleine de détails souvent savoureux. Il ne fait pas de doute que ce long voyage de trois ans autour du monde a eu une influence décisive sur sa carrière de peintre.