La Lettre #14

sous_les_pinsNous vous invitons pour ce numéro de « La Lettre Henri Zuber et son temps » à une promenade avec Henri Zuber sur les rivages méditerranéens que l’on n’appelait pas encore la Côte d’azur, puisque cette trouvaille du poète Stephen Liégeard date de 1887, bien après que la palette de H. Zuber ait traduit le ciel, la mer, les arbres la lumière et l’atmosphère de cette célèbre côte. Cette lettre est consacrée aux premiers séjours qu’Henri Zuber fit dans le Midi, de 1878 à 1882.
Durant ces années, il séjourna longuement à Menton et à Cannes. Une autre lettre évoquera les courts séjours du peintre aux environs d’Antibes dans les années 1890. Découvrant la Méditerranée en 1863 à Toulon, le jeune enseigne de vaisseau Zuber est émerveillé par  « le crépuscule qui enflammait le ciel et la lune qui se reflétait dans la mer, avec de belles montagnes et la vue des vaisseaux qui mouillaient dans le port formant un spectacle féerique ». (Lettre à sa mère du 25 janvier 1864). Il ne reverra le Midi qu’après la guerre de 1870.


Menton

mentonEn décembre 1878, Henri Zuber s’installe à Menton, pour un séjour de 5 mois, avec sa famille, dans une villa louée, que sa fille Anna décrira ainsi : « Je vois nettement l’allée de platanes, le long du torrent, au bord de laquelle était notre maison, une ,jolie villa dans un grand jardin. Mais je sens aussi l’horrible odeur de renfermé de celle-ci et l’impression d’étouffement que donnaient toutes les tentures, les tapis, les rideaux. Je revois la plage de galets, avec les laveuses sous le pont, le troupeau de moutons qui allait boire, les paysannes, les hautes montagnes dénudées et violettes, les jardins de Cap Menton (aujourd’hui appelé : Cap Martin), le carnaval avec ses chars somptueux et la masse horrible de confettis. Mais ce qui m’a laissé le plus exquis souvenir, ce sont les terrasses étagées où l’on accédait par des petits chemins escarpés, l’herbe verte et haute remplie de belles anémones rouges et de violettes, les graminées si variées et les glaïeuls roses, les plantations d’orangers et la cueillette de ces fruits et les paysannes au large chapeau sur leurs petits ânes. »
paysanne
Pendant cet hiver, Henri Zuber fait de très nombreuses excursions au cours desquelles il peint à Bordighera, (où Monet s’installera 6 ans plus tard), Monte Carlo, Nice, Vintimille, Villefranche, Beaulieu, Monaco, Roquebrune, Cannes. Lors de ce séjour il peint l’aquarelle ci-dessus qui représente la plage de Menton avant la construction de la Promenade du Soleil, la vieille ville et le Quai Napoléon III derrière lequel on aperçoit les mâts des bateaux au port.


Salon de 1880  » La halte « 

la_halteAu Salon de 1880, Henri Zuber présente « La halte, souvenir de Menton ». E. Michel nous décrit cette grande toile dans La Revue des deux mondes : « Un bout de plage et, au bord de la mer, un berger debout faisant halte au milieu de ses moutons qui sommeillent. C’est là tout le tableau, mais la lumière répandue à travers l’espace inonde cette toile, non pas cette lumière écrasante dont on aime nous aveugler aujourd’hui, qui dépouille sans pitié les objets de leur forme et les condamne à traîner derrière eux ces ombres d’un bleu violent et grossier, mais une clarté douce, caressante, qui respecte le modelé, enveloppe toutes choses et donne avec une parfaite justesse le secret des reliefs honnêtement déterminés et des dégradations délicates ».

Le Journal du Parlement, La Revue des Arts sous la plume de Paul Leroi, saluent également cette toile en y trouvant « plus que des qualités techniques et matérielles : l’âme de l’artiste a une très large part dans un résultat que l’intelligence et le savoir du peintre n’eussent suffit à obtenir« .
La France Illustrée remarque sous la plume d’Oscar Havard : « le dessin, simple et grand, a beaucoup de vérité et d’élégance, et la facture, solide, est d’une souplesse remarquable et d’une qualité tout à fait exceptionnelle« . Cette toile fut acquise par un particulier et il semble qu’Henri Zuber ait peint plusieurs autres oeuvres sur le même thème.


Madeleine 1871

villa_midiA 27 ans, Henri Zuber épouse Madeleine Oppermann et part en voyage de noces. Il traverse le lac d’Evian en bateau à vapeur, passe par Genève et Marseille et s’installe à l’Hôtel du Parc à Menton. Il n’y reste que six jours avant de poursuivre son voyage en Italie. Il emploie cette petite semaine à se promener et à peindre, mais sa production est très faible : quelques aquarelles et des carnets de dessins. Port et petite ville de 7800 habitants, rendez-vous d’une bourgeoisie aisée, Menton était connu pour ses cultures d’orangers et surtout de citronniers, le long du rivage, au milieu d’une nature exubérante. Plus haut, sur les pentes des montagnes environnantes, poussait l’olivier que Zuber peindra de très nombreuses fois, fasciné par les couleurs si particulières de ses feuillages. Le climat de Menton étant célèbre pour sa douceur, on y soignait la phtisie, les catarrhes et la goutte, mais c’était, surtout, un délicieux lieu de séjour pour les bien portants.


Madeleine 1881

alle-de-platanesLa santé de la jeune épouse d’Henri Zuber, âgée 31 ans, inspire des soucis au peintre. La jeune femme continue à nourrir son dernier-né, bien qu’elle soit épuisée. Le peintre espère que le merveilleux climat du Midi lui permettra de surmonter sa faiblesse. Ils s’installent à Cannes de février à mai 1881, puis passent l’été à Artemare (Voir le N’ 9 de « La Lettre Henri Zuber et son temps ») dans une « grande maison quadrangulaire et en plein soleil, mais triste malgré cela ». Anna écrit qu’elle « y sentait sans doute le malheur qui allait fondre sur nous ».
En octobre, la santé de la jeune femme s’aggravant, Henri Zuber revient, avec toute sa famille, à Cannes dans une villa qu’il a louée. Le 19 octobre, Madeleine décède. Le peintre se retrouve seul avec 4 enfants dont l’aînée a 9 ans.


Les dangers des voyages

A partir des années 1880, la France a connu un accroissement accéléré des voyages et du tourisme, les migrations d’une partie de la population des villes et des banlieues étant largement facilitées par l’extension fulgurante du chemin de fer. Cela n’allait pas sans crainte, et Michelet avait ainsi écrit en 1860 dans son ouvrage « la Mer » : « L’extrême rapidité des voyages en chemin de fer est une chose antimédicale. Aller comme on le fait en vingt heures de Paris à la Méditerranée, en traversant d’heure en heure des climats si différents, est la chose la plus imprudente pour une personne quelque peu nerveuse. Elle arrive à Marseille ivre, pleine d’agitation et de vertige. Quand Madame de Sévigné mettait un mois pour aller de Bretagne en Provence, elle franchissait peu à peu et par degrés ménagés la violente opposition de ces deux climats. Alors seulement elle approchait de la mer ». Il est vrai que Michelet dédaignait l’aspect touristique et restait insensible aux beautés des paysages, il ne voyait dans cette attirance pour le Midi que l’intérêt de l’hydrothérapie qui pouvait seule justifier « de telles expériences en plein air, à tous les hasards du vent, du soleil et de mille accidents ».
Zuber ne pouvait adhérer à ces avertissements. Comme marin, il avait fait à 22 ans le tour du monde, vécu de nombreuses aventures et se préparait à toutes sortes de voyages de découverte des provinces françaises à la recherche d’effets nouveaux, de lumières inconnues, de sensations renouvelées, avec une curiosité qui ne faiblissait jamais.


Cannes

port_cannesA l’occasion de son séjour à Menton en 1879, Zuber avait fait, courant mai, une importante excursion à Cannes. Découverte en 1834 par Lord Brougham, Cannes était alors le rendez-vous de l’aristocratie anglaise. C’est par hasard que le riche chancelier d’Angleterre découvrit ce petit port de pêche. Une épidémie de choléra sévissant en Provence, Lord Brougham ne  put franchir la frontière des États Sardes et s’installa à Cannes. Il y construisit une demeure qui passait pour la huitième merveille du monde, où il viendra faire chaque année sa cure de soleil. Cannes devient célèbre : Prosper Mérimée, haut fonctionnaire impérial, écrivain à succès qui manie très proprement la gouache et le crayon, s’installe à Cannes et y mourra. Guy de Maupassant sillonne la baie avec enthousiasme- Louis Français y fait de fréquents séjours d’hiver.

Zuber ressent le même enthousiasme pour cette région qu’il connaît déjà depuis plusieurs années. Mais pour ce deuxième séjour de 1881, la fin tragique de sa femme assombrit sa vie. Le peintre va rester à Cannes jusqu’en mai 1882 et explorer méthodiquement les environs. Zuber continue à peindre pendant toute cette période de tristesse et d’incertitude, mais sa production n’est pas très importante.

Marché à Cannes

Ses œuvres s’éloignent désormais totalement du genre « historico-académique » dont le dernier exemple est le « Dante et Virgile » présenté au Salon en 1878 (et actuellement au Musée des Beaux-Arts d’Orléans).
Ses nombreuses études à l’aquarelle l’aident à maîtriser de mieux en mieux cette technique  difficile pour laquelle il ne peut bénéficier des conseils d’aucun maître. Il se forge, tout seul, un outil et le résultat de ce travail opiniâtre apparaîtra les années suivantes, Cet art spontané, typiquement britannique, ne correspond pas du tout à l’enseignement prodigué par l’école française des beaux-arts et, en France, l’aquarelle restera longtemps un genre mineur. En dehors de Delacroix, les fervents de l’aquarelle se trouvent chez les peintres proches de l’esprit de Barbizon, Henri Harpignies fut un maître du genre et signa à Cannes de belles vues de l’Île St Honorat et du Cannet.


Aquarelles

Malgré son éloignement de Paris, le peintre dont la production d’aquarelles devient importante, ne cesse de vendre soit par l’intermédiaire des Ets Goupil de Londres, qui organisent une exposition de ses aquarelles en 1881, soit à sa clientèle privée en France, en Angleterre, et en Suisse. Le marché de Cannes, Vue de la plaine de Bordighera, Port de Cannes le soir, Vue de Cannes, Villa Rocamare, Port de Menton, La neige à Cannes etc.. En 1881, ses carnets de comptes montrent qu’il a vendu 50 aquarelles pour une somme de 19 000 francs de l’époque, ce qui était tout à fait estimable. Le grand amateur M. Hartmann en acheta 12 qui se retrouvèrent intégralement, en 1899, dans le catalogue de la vente de sa collection de tableaux.


Peindre tout seul

_MG_7983Depuis sa villa de Menton, Henri Zuber se rend pour travailler à Bordighera, petit village de la Riviera. Quelques années plus tard, en 1883, Claude Monet découvre cette station recherchée par les étrangers, au cours d’un bref voyage effectué en compagnie de Renoir. Quelque temps après, Monet annonce à Durand-Ruel son désir de repartir, « mais je vous demande de ne parler à personne de ce voyage, car je tiens à le faire seul ; il m’a été agréable de faire le voyage en touriste avec Renoir, mais il me serait gênant de refaire à deux pour y travailler » Henri Zuber, lui aussi, était un solitaire. Il était extrêmement rare qu’il peignit en compagnie d’un ami, il préférait partir seul, ou avec sa fille Anna, et travailler dans la solitude, d’après ses seules impressions : peindre dans ce qui semble une nature vierge, sans passé pictural, sans modèle à suivre, dans un cadre ou l’on peut délimiter un territoire personnel aussi bien sur les hauteurs des collines que sur les bords de la Méditerranée.

saintpaulvenceDans ces régions qui, à cette époque, étaient encore peu fréquentées, le bonheur de peindre en solitaire était à portée de main. Plus tard, les vagues successives des candidats à une parcelle de soleil auront raison de l’authenticité du littoral et des collines environnantes, le motif pittoresque sera alors définitivement mort et les peintres se replieront dans le cadre intime de leur atelier.

Les paysages méditerranéens ne sont pas une découverte des impressionnistes, comme il est dit bien souvent. Déjà au 15e siècle, une remarquable école de peinture inspirée de la Renaissance italienne fleurit dans le comté de Nice. Plus tard, au 18e siècle, Fragonard, originaire de Grasse, sera l’orgueil de la Provence. Mais il est vrai que dans la seconde moitié du 19ème siècle, le Midi devient une terre d’élection pour de jeunes artistes, pour la plupart originaires du nord, qui s’y installent pour un temps, attirés par la lumière, la mer, la nature. Courbet en fut le précurseur dès 1854 près de Palavas les Flots, où il s’est représenté saluant l’immensité de la mer d’un geste théâtral. Cézanne, né à Aix en Provence, y travaille à partir de 1876 et y attire quelques années plus tard Renoir et Monet, qui seront suivis tout au long de la fin du siècle de très nombreux artistes : Signac, Derain, Matisse, Bonnard, Picasso, Dali, Braque deviendront des familiers de la côte. Lorsque Henri Zuber découvre à vingt ans les lumières du Midi, il traduit son ravissement par des dessins et croquis qu’il envoie à sa mère restée en Alsace, et qu’il veut être « une partie de moi-même, exprimant un sentiment, une pensée d’une manière souvent difficile à comprendre ». Il crayonne des dessins que lui-même juge « bien mauvais et qui répondent mal aux sentiments que le modèle m’inspirait ». Il reviendra séjourner à plusieurs reprises à Menton et à Cannes et rayonnera dans toute la région jusqu’à l’année de la mort de sa femme en 1881.

 

 

En ce temps là 1878-1881
* Mort de Daubigny et de Diaz de la Penna, un an après Courbet.
* Monet s’établit à Vétheuil.
*Rodin travaille à son chef d’œuvre « Le Penseur » et Dostoïevski écrit « Les frères Karamazov »
* Naissance de Picasso en 1881
* 1878, Exposition Universelle à Paris
* On commence à parler des « impressionnistes », Georges Rivière édite le journal qu’il appelle « l’impressionnisme » et Duret publie un livre intitulé Les Impressionnistes